Les croix de Vourey
                                
Les croix permettaient autrefois de marquer les limites des terres, les croisées des chemins, et indiquaient aussi le parcours des processions religieuses ou commémoraient des missions.
                                
Le carrefour est un lieu de rassemblement, et aussi un lieu de délimitation à la campagne, de parcelles, de fiefs, de terrains communaux. Les carrefours portent souvent des noms par lesquels les habitants des alentours peuvent se repérer.
                                
Le carrefour, dans de nombreuses symboliques, évoque un choix pour lequel il est facile de se tromper de direction, donc de tomber sous la domination des puissances maléfiques. 
                            
                    
                    
Comme symbole de délimitation de propriétés, on lui associe naturellement un besoin de protection. C'est aux carrefours que l'on donne ainsi un sacrifice aux Dieux, souvent des offrandes d'aliments. C'est aux carrefours que les processions, dont le but est l'invocation de protection divines ou de saints, font naturellement des haltes.
                                
Notre village a gardé dans sa toponymie le souvenir de croix aujourd’hui disparues et il comporte des croix, plus ou moins bien conservées.
                                
                    
Sur la commune de Vourey nous pouvons encore en dénombrer huit.
                    
A titre de souvenir, il faut citer la croix Pagnon (lieu situé au bout du Bayard, du côté de Moirans) qui identifiait la famille Pagnon ou Panion, 
                                propriétaire de cette croix ou du terrain sur laquelle elle se trouvait, ou la croix Mosnier (Monnier, Mounier) patronyme d’une famille souche du village de Vourey.
                                
Au cœur du cimetière, une croix se distingue au milieu du carré des tombes des prêtres.
                                
Elle porte l’inscription « Mission 1887 » avec l’ajout d’inscriptions à caractère funéraire. Il s’agit d’une croix de mission, sans doute installée à l’origine ailleurs dans la paroisse, 
                                et reconvertie en croix de cimetière.
                                
La plus belle croix encore existante est celle placée à l’intersection entre la route de l’église, la route de la Fontaine Ronde et la route du Sabot.
                                
Selon les services du patrimoine du département, cette croix plate en fer forgé est fixée sur un haut socle en pierre, aux angles arrondis. Ses montants 
                                et traverses sont ajourés de très petits motifs géométriques formant une dentelle centrale, tandis que des éléments trilobés à petites pointes en garnissent les extrémités.
                    
Quatre petits éléments en forme de gâble (ornement décoratif de forme triangulaire) sont disposés en gloire, autour de la croisée. L’élément le plus remarquable est form é par une figure découpée dans le bas du montant de la croix, qui semble représenter en découpe plate, avec très peu de relief, une vierge à l’enfant assise.
                    
Il convient encore de mentionner les hautes croix métalliques du Point du Jour et des rivoires figurant sur les cartes d’état-major de la fin du XIXe siècle.
                    
                    
Et enfin, parmi les croix récemment disparues, la croix de Chougnes, dans le chemin du Viéron, dont il ne reste plus que le socle, et la croix métallique de l’église érigée encore récemment devant la placette précédent l’entrée de l’église. Elle était fixée sur un angle du haut mur de clôture délimitant le jardin de l’ancienne cure.
                    
Espérons que cette croix retrouve un bel emplacement suite aux travaux du parvis de l’église à venir.
                    
La fin du XIXe siècle et le début du XXe furent marqués par de violentes querelles politico-religieuses qui aboutirent à la fameuse loi de 1905 de séparation de l’église et de l’état.
                    
A Vourey, comme ailleurs, deux blocs s’affrontaient : les partisans de l’église et les anticléricaux.
                    
Témoin de cet extrait du journal anticlérical « La Calotte » du 28 avril 1901 :
                    
A propos de croix…
                    
A Vourey le conseil municipal, en majorité réactionnaire, avait voté quarante francs pour élever une croix sur le Grand Chemin.
                    
A la suite d’une pétition de quarante électeurs de la localité adressée à la préfecture et protestant contre un pareil emploi des fonds des contribuables, la délibération du conseil municipal fut purement et simplement annulée.
                    
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    1 ‐   Sortes   de   crécelles,   composée   de   deux   languettes  de  bois,  que  le  lépreux  frappait  violemment l’une contre l’autre pour attirer les passants et solliciter leurs aumônes.
                    
L’homme  qui  descendait  lentement  le chemin du petit bon dieu en cette fin d’automne  1488,  était  vêtu  d’une  simple robe  de  bure  et  de  sandales  de  cuir  usé.  
                    
Ses  mains,  anormalement  épaisses, étaient  cachées  sous  des  gants,  qui  jadis  devaient être blancs.
                    
La pluie ruisselait sur son visage boursouflé ou l’on pouvait encore distinguer le gris  acier de ses yeux. Il avait de la peine à respirer, mais il savait que son seul salut était peut être au bout de ce chemin boueux, qui descendait vers le ruisseau Dolon.
                    
Il savait également qu’il aurait dû signaler sa présence tout au long de son parcours, le long des rues et chemins du bourg, en agitant la cloche ou les cliquettes1 fixées à sa ceinture de lin, mais il n’en avait plus la force. 
                    
Quiconque  le  croiserait  en  cette  nuit blafarde de fin novembre  ne pourrait reconnaitre,  derrière  ce  visage  déformé, l’un  des  commerçants  les  plus  prospères  de  la  bonne  ville  de  Grenoble,  qu’il  était quelques années plus tôt. 
                    
A  cette  époque,  le  commerce  de  lingerie  fine, qu’il tenait place aux herbes était connu  et  fréquenté  par  la  plus  haute  société  de cette cité du Dauphiné.
                    
Les  tissus  des  Indes  les  plus  délicats  et  les  plus  riches  se  trouvaient  alors  en  son échoppe.
                    
Il  était  respecté,  argenté,  et  côtoyait  les  plus nobles.
                    
Antoine  Tête,  que  l’on  appelait  autrefois,  Maistre Tête, constituait le fleuron et la fierté de l’ancienne cité des Allobroges.
                    
Ce n’était plus aujourd’hui qu’un être aux traits informes, affligé de la pire plaie du Moyen-âge : la lèpre.
                    
Il  avait  vu  son  épouse,  Adémar,  périr  en  juin 1486 de cette maladie. Il l’avait veillée jour et nuit sur son lit de douleur, jusqu’à son dernier souffle.
                    
Depuis,  il  avait  vu  apparaître  les mêmes  signes  insidieux,  qui  envahissaient  son  corps jour  après  jour.  Certes,  dès  les  premiers  symptômes il  avait  réussi  à  cacher  les  stigmates de  cette  "honteuse"  maladie par  des  onguents  et  crèmes  achetés à  prix  d’or,  mais  inexorablement, le  mal  continuait  à  ronger ses chairs.
                    
Tous  ses  clients,  amis,  et  connaissances se mirent à le fuir. 
                    
Tous le repoussaient avec dégoût.
                    
Il  était  devenu  le  paria,  l’exclu,  au  sein  même de la cité qui l’avait encensé et lui avait offert richesse et gloire.
                    
Malgré sa peau meurtrie, son esprit fonctionnait  encore  fort  bien  et  sa  mémoire demeurait intacte.
                    
Tout  en  marchant,  les  souvenirs  surgissaient.
                    
De bien tristes souvenirs…
                    
La mise en terre de sa chère épouse tout d’abord.
                    
Le rang et la fortune de Maistre Tête  lui avait  permis  de  la  soigner,  cachée  en  sa  demeure, alors que ses frères d’infortune étaient chassés de la ville.
                    
A son décès, il avait réussi, en faisant jouer ses innombrables relations, à lui offrir son dernier sommeil au sein de l’église Saint-André proche de chez eux, au pied de l’autel où elle avait tant prié.
                    
Très  rapidement  après  le  départ  de  sa tendre épouse, la  maladie,  inexorablement, fit en ses propres chairs son cruel office, et bientôt il ne put plus cacher les stigmates qui déformaient son corps.
                    
Dénoncé  par  ses  anciens  amis,  et  bien  que restant reclus dans son hôtel particulier, il fut mandé au tribunal de Grenoble et  soumis,  par  l’ordre  d’un  magistrat,  à  l’examen d’un médecin assermenté. 
                    
Il fut reconnu "ladre" et on le condamna à être exclu de la maison qu’il habitait et relégué dans  une  léproserie.  Cette  sentence  fut  lue  solennellement  au  prône  de  l’église Saint‐André et exécutée le dimanche suivant, selon le cérémonial fixé par l’Eglise de Vienne.
                    
Ainsi, ce jour-là, Maistre Tête fut conduit en procession par le clergé, de sa maison jusqu’à l’église Saint-André, où il lui fut permis d’entrer une dernière fois.
                    
Assis  tout  seul  au  milieu  de  la  nef  vide,  il entendit la messe. Une fois l’office terminé le prêtre s’approcha de lui et, pour le réconforter, lui adressa une brève allocution : 
                    
"Mon ami, il plaist à nostre Seigneur que tu soyes infect de ceste maladie et te fait Nostre Seigneur une Grant grace quant il te veut punir des maux que tu as fait en ce  monde.  Pourquoy,  aies  patience  en  ta  maladie ; car Nostre Seigneur, pour ta maladie ne te desprise point, ne te separe pas de sa compagnie ; mais si tu as patience, tu  seras  sauvé  comme  fut  le  ladre  qui mourut devant l’ostel du mauvais riche et fut porté tout droit en paradis".
                    
Puis  le  prêtre  bénit  le  vêtement  qui  lui  était destiné en tant que lépreux et dont la  forme  et  la  couleur  spéciales  devaient  le  désigner  dorénavant  à  l’attention  publique.  
                    
Le  prêtre  revêtit  le  malheureux Antoine  Tête  en  prononçant  les  paroles  suivantes : "Vois‐tu icy la robe que l’Église te baille en toy deffendant que jamais tu ne portes robe d’autre façon, afin que chacun  puisse  recoignoistre  que  tu  es infect de ceste, et que l’on te donne plus  tost  l’Aumosne  pour  l’amour de Nostre Seigneur".
                    
Le prêtre bénit ensuite les gants et les remit au malheureux en disant : "Vois-tu icy des gants que l’Église te baille, en toy deffendant que, quant tu iras par les voyes, tu ne touches à main nue auculne chose".
                    
Enfin, il bénit les cliquettes que l'Eglise ap-pelait les langues de bois du ladre. 
                    
En les lui donnant, le prêtre dit : "Vois‐tu icy la langue que l'Église te baille, en toy deffendant que tu demandes jamais l’aulmosne sinon à cet instrument et aussy te défend l’Église que jamais tu ne parles à personne si l’on te fait parler".
                    
Après ces pieuses exhortations, Antoine Tête fut conduit par le prêtre hors de l’église  Saint-André,  jusqu’au  parvis,  pré-‐ cédé de la croix.
                    
En traversant la foule qui se trouvait sur la place jouxtant l’église Saint-André, il aperçut son plus jeune apprenti, Jean Chanin, qui le suivait du regard en pleurant.
                    
Ce dernier s’approcha de lui et lui déclara d'une voix étouffée par l'émotion : "Mon bon Maistre, par pitié et au nom de Nostre Seigneur, allez à la maladrerie Marie-Magdeleine de Dolon car son eau fait des miracles."
                    
Antoine  Tête  lui  adressa  un  sourire  résigné et continua à traverser la place d’un pas lent.
                    
Il  savait  que  son  long  chemin  de  souffrance ne faisait que débuter !
                    
En  Dauphiné,  les  maladreries  ou  léproseries, jalonnaient en effet les grandes routes de deux lieues en deux lieues.
                    
Sur son chemin d’infortune, Antoine Tête en avait croisé un bon nombre.
                    
Mais les dernières paroles de son jeune apprenti résonnaient encore dans sa mémoire. Son seul salut était sans doute le ruisseau Dolon et sa maladrerie.
                    
Ce ruisseau Dolon, il le savait, prenait sa source dans le village de Saint-Cassien où il portait alors le nom de Capadière. 
                    
Ensuite, ce petit ruisseau au caractère fort changeant,  séparait  les  villages  de  Moirans et de Charnècles.
                    
Empruntant le vallon très encaissé du "Bois du Ri", il laissait seulement la place à un chemin de chars lequel  conduisait de Manguely au hameau du "Sabot" du bourg de Vourey.
                    
Enfin, après la traversée de Vourey, il se jetait dans la Fure, non loin du confluent de cette rivière avec l’Isère.
                    
Il avait également entendu parler de cette fameuse chapelle de la léproserie Marie- Magdeleine de Dolon et de sa "Fontaine aux lépreux". 
                    
Les eaux de ce ruisseau, par la sainteté du lieu, faisaient, paraît-il, des merveilles et l’on parlait de guérisons…
                    
Depuis quelques années, les lépreux qui avaient la chance de découvrir cette maladrerie, allaient se tremper dans les eaux du ruisseau Dolon. 
                    
Un de ses anciens amis lui en avait même précisé le lieu : l’endroit où le lit du Ri était le plus encaissé, à l’entrée du bois de Manguely.
                    
En principe, les lépreux ne devaient pas quitter leur retraite dans laquelle était pratiquée une loge d'où ils pouvaient, à l’aide des cliquettes, implorer la charité des passants. Mais cette règle était dérogée en l’hôpital de Dolon.
                    
De  larges  adoucissements,  en  effet,  permettaient aux malades de se baigner dans l’eau bienfaisante du ruisseau Dolon.
                    
Toujours d’après son ami, l’hôpital de Dolon, car tel était son nom, avait semble-t‐il été  fondé  du  temps  des  premières  Croisades par le Comte de Savoie, et confié pour un temps aux Hospitaliers.
                    
La maladrerie de Dolon et la chapelle connue sous le vocable Sainte Marie-Magdeleine (la sœur de Lazare que Jésus ressuscita), étaient conçues comme tant d’autres établissements pour recueillir les malades et pèlerins atteints de la lèpre, ce terrible fléau ramené d'Orient.
                    
La pluie redoublait de violence, et Antoine Tête remonta sa capuche sur son visage déformé par la maladie.
                    
Il arrivait tout en bas du chemin.
                    
Aucune  lumière,  à  part  celle  diffusée  faiblement par la lune au travers des épais nuages, ne guidait ses pas.
                    
Soudain il l’aperçut.
                    
On  le  lui  avait  décrit  comme  l'avant-dernière étape de sa quête.
                    
Il était là, masse sombre, constitué de simples pierres jointes enjambant le ruisseau Dolon : le pont du Petit Bon Dieu !
                    
Maintenant il savait.
                    
Il savait que ces innombrables nuits à marcher seul dans le froid n’étaient déjà plus que de sombres souvenirs.
                    
A quelques pas se trouvait l’hôpital de Dolon, lieu de cure miraculeuse.
                    
Machinalement il enfouit sa main gantée sous la robe de bure afin de s'assurer que sa bourse, contenant les trente florins nécessaires à son entrée dans la maladrerie, était toujours présente.
                    
Il s’arrêta au milieu du pont pour mieux entendre, sous ses pieds, le rugissement de l’eau tumultueuse du Dolon à cette époque de l’année.
                    
Face à lui, il devinait le petit chemin boisé des "Terreaux" qui le mènerait bientôt à la maladrerie salvatrice.
                    
Le pont du Petit Bon Dieu… quel drôle de nom !
                    
Passage ultime entre son passé heureux et son futur incertain.
                    
Un simple pont en pierres que d’autres malheureux avaient dû franchir avant lui. Un simple pont... mais quel symbole !
                    
L’ayant  traversé,  il  se  retourna  une  dernière fois. Son esprit fatigué ne put s’empêcher de vagabonder.
                    
Plus tard… bien plus tard… si l’humanité survit  à  cette  maudite  lèpre,  les  générations futures prendront-elles soin de ce petit pont ?
                    
Il remonta sur son front la capuche de toile grossière et s’enfonça lentement dans la nuit des temps…
                    
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